15 millions de personnes en France sont concernées par une maladie chronique, autrement dit, une maladie qui nécessite une prise en charge sur une période de plusieurs années, voire plusieurs décennies. Cela représente 20% de notre population. Femmes et hommes. Enfants et adultes. Jeunes et moins jeunes. Comment les personnes malades vivent-elles leurs maladies ? Sont-elles dans une posture d’acteurs ou de spectateurs de leur état ? Sont-elles exclues ou au cœur de la société ? Entretien croisé entre Bertrand Galichon, médecin hospitalier au service des urgences à l’hôpital Lariboisière, à Paris. Et Anne-Sophie Tuszynski, co-fondatrice de Cancer@work, consultante en développement des organisations et membre du comité des usagers et des professionnels de l’InCa (l’Institut National du Cancer).
Comment procède-t-on pour intégrer sa maladie dans sa biographie et pour lui donner un sens ?
B.Galichon : La situation de malade est dénommée de façon différente : il y a le malade, le patient, et l’usager. Le malade est défini par sa maladie. Il est habité par sa maladie, sidéré par sa maladie et vit avec sa maladie. Le soin lui permet de devenir patient, pas dans le sens contraire d’impatient, mais dans le sens de celui qui a intégré sa maladie à sa biographie. Le soin lui permet de retrouver une capacité d’altérité, et la toute première altérité est le soin. Des gens vont prendre soin de lui, et lui apprendre à prendre en charge sa maladie.
Aujourd’hui les patients se renseignent beaucoup plus sur la maladie, par le biais de sites internet, de forums, et d’associations, on les appelle « patient experts » ; Anne-Sophie Tuszynski, vous qui avez été atteinte par le cancer, pensez-vous que ces moyens d’information permettent aux patients de devenir acteurs de leur maladie, et non plus simples spectateurs ?
AS Tuszynski : Je pense que cela dépend beaucoup des patients, mais en effet nous avons cette possibilité d’accès à l’information qui est de plus en plus fiable. Quand on est confronté à sa propre mort, la valeur de la vie prend une autre dimension. C’est pourquoi, aux termes de « patient » ou de « malade », je préfère celui de « survivant ». Mais le rapport entre ce dernier et le médecin est en train d’évoluer vers une coopération : « comment on se bat ensemble pour venir à bout de cette maladie ? ».
En vertu de « l’alliance thérapeutique », les patients sont en effet davantage impliqués dans le processus de guérison. Mais est-ce que les médecins sont suffisamment préparés pour cela ? Bertrand Galichon, avez-vous déjà été déstabilisé par les questions de vos patients ?
B.G : Il arrive que l’on soit confronté à des patients qui viennent pour une pathologique qu’ils connaissent par cœur et effectivement certaines questions sont dérangeantes parce qu’ils savent beaucoup de choses. J’avoue que les médecins peuvent être déstabilisés.
Ce savoir conduit-t-il les patients à s’engager davantage ?
AS.T : Il me semble que la parole se libère et que les « personnes touchées par la maladie » contribuent à la libérer en faisant part de leur expérience de vie, et puis en utilisant cette expérience pour la porter plus loin et plus largement vers la société. On voit maintenant de plus en plus d’hommes, et surtout de femmes, qui s’engagent sur des sujets sur lesquels l’expérience de vie de la maladie leur a permis de mettre en avant qu’il y avait un manque : manque d’information (ex. Rose magazine) ou encore difficultés pour les chercheurs de mobiliser des cohortes (ex. le site Les Sentinelles).
Bertrand Galichon, vous êtes médecin-urgentiste. Comment concilier l’urgence et le respect de la personne ? N’y a-t-il pas un risque de déshumanisation ?
B.G : C’est effectivement un écueil majeur. Il y a la pression de la salle d’attente, des pompiers… qui fait qu’il faut aller très vite. Néanmoins, il faudrait que les médecins et les internes apprennent à perdre du temps pour en gagner, c’est à dire à bien écouter ce que le patient veut bien nous dire, pour pouvoir ajuster leurs réponses et leurs comportements.
Mais justement, le mode de tarification actuelle , qui privilégie beaucoup les actes posés, laisse-t-il suffisamment de temps aux médecins pour écouter les des malades ?
B.G : Ce qui m’inquiète le plus, c’est la formation des étudiants à l’heure qui passent un premier concours à base de QCM, et puis celui de l’internat qui sera bientôt sur une tablette numérique, à base de QCM aussi. Le savoir et la connaissance sont complètement axés sur le savoir scientifique ; ainsi la médecine est une science, et de moins en moins un art. Il me semble que les urgences sont un passage obligé pour les étudiants, car c’est un endroit où la question de l’humain est vraiment posée. En peu de temps, il faut répondre rapidement et savoir quel geste ou quel examen est le plus efficient. Et pour bien connaître son sujet, il est essentiel d’écouter le patient. On se sent malade quand on est exclu de la société par le regard qu’elle porte sur nous. Inversement, on cesse de se sentir malade quand le regard des autres est de nouveau ajusté. La volonté de recherche d’autonomie, c’est la volonté de réintégrer une communauté.
Changer le regard sur la maladie, c’est précisément, Anne-Sophie, l’une de vos ambitions. Comment vous est venue l’idée de Cancer at Work ?
AS.T : J’ai vingt ans d’expérience professionnelle dans le développement des organisations. J’ai constaté que le sujet de la maladie chronique invalidante n’était pas du tout ou très peu intégré dans la société et dans les organisations. D’où ce club d’entreprise qui s’engage pour soutenir le maintien dans l’emploi et l’amélioration de la qualité de vie des personnes touchées par le cancer, puisqu’aujourd’hui on peut vivre et travailler avec un cancer.
Trois ans après le lancement de Cancer at Work, quel est le bilan que vous dressez, en ce qui concerne la façon dont les entreprises ont évolué sur leur approche de la personne malade ?
AS.T : La personne malade est quand même trop souvent exclue. Je suis à la fois optimiste et pessimiste. Optimiste car de plus en plus d’organisations confrontées à ce sujet s’engagent. Et pessimiste car le chemin me paraît encore assez long. La question économique est une question centrale que nous abordons de façon très directe avec les organisations avec lesquels nous travaillons, avec une ambition : retravailler le lien et la solidarité entre les individus dans un collectif de travail. Il s’agit de permettre l’innovation, la création, le développement de la performance, et la création de valeur, pour soutenir des politiques sociales plus favorables aux personnes.
N’y a-t-il pas une pédagogie d’entreprise à mettre en place pour mieux répartir le travail, et mieux anticiper le retour à l’emploi de la personne malade ?
AS.T : La parole est encore très peu libérée sur le sujet. On a mené une étude fin 2013 qui a mis en avant que trois salariés sur quatre considéraient qu’il était difficile de parler du cancer au travail. Peut-être qu’on aurait pu interroger les gens sur l’ensemble des pathologies chroniques invalidantes, car le cancer a peut-être une résonance différente avec son rapport immédiat à la finitude, mais on a encore du mal à en parler. Et vouloir parler pédagogie ou traiter un problème quand on ne l’a pas encore posé, c’est compliqué. Il y a donc cette étape préalable de sensibilisation, de libération de la parole. Les personnes qui ont traversé l’épreuve de la maladie ont, pour la majorité, gagné en qualités humaines et en hauteur de vue. Elles ont acquis un sens des priorités très développé. Ce sont des compétences précieuses pour l’entreprise en matière d’organisation.
Comment peut-on professionaliser l’expérience de vie de certains patients pour leur donner une nouvelle place ?
B.G : L’éducation thérapeutique est une piste intéressante qui n’est pas nouvelle. Les Alcooliques Anonymes, par exemple, est une très vieille association qui fait un travail considérable pour la prise en charge des alcooliques. Je trouve que l’éducation thérapeutique nécessite un accompagnement ajusté des patients entre eux. On retrouve cette notion d’altérité fragilisée par la maladie qui va être renouvelée, puisque la vie a été suspendue un certain temps et malgré tout il faut repartir. Deux questions s’en suivent : « pourquoi ça m’est arrivé ? », et surtout « pourquoi faire ? ». L’éducation thérapeutique, que ce soit au niveau du soin corporel, au niveau psychologique, et surtout au niveau spirituel, aide à retrouver cette confiance malgré le fait qu’on ait ses propres fragilités, qui peuvent aussi être des points d’appui pour pouvoir repartir. Le diabète, les addictions, et toutes les maladies chroniques, nécessitent un accompagnement qui remet la personne au centre du débat.
Avez-vous l’impression que la société dans son ensemble fait preuve de suffisamment de compassion à l’égard de la personne malade ?
AS.T : Je ne sais pas si les malades sont toujours en attente de compassion. On me parle surtout d’écoute, et d’avoir une place dans la société. Concernant la fragilité, se pose la question de comment changer le regard des autres pour que nous soyons le plus « normaux » possible, tout en laissant suffisamment de place à la fragilité dont on a besoin pour faire son chemin, qu’elle soit familiale, professionnelle, spirituelle. C’est un équilibre qui est vraiment complexe à trouver et sur lequel nous considérons que nous avons une responsabilité. On ne peut pas demander aux malades d’être “sur-performants” comme on pourrait l’attendre dans le monde de l’entreprise. Il faut laisser cette fragilité s’exprimer pour pouvoir reconstruire quelque chose ensemble !
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